Pluralisme Juridique Egalitaire et la Decolonisation de la Justice

Aubierge Olivia Hungbo-Kploca* | Benin - Comité Panafricano

Pluralisme Juridique Egalitaire et la Decolonisation de la Justice

Introduction

Dans son célèbre ouvrage intitulé De l’esprit des lois, Montesquieu affirmait, au sujet des lois, « qu’elles doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites que c’est un grand hasard si celles d’une nation peuvent convenir à une autre ». Il se dégage de cette citation qu’une loi doit intégrer les réalités sociales du milieu dans lequel elle est appelée à s’appliquer. Ainsi, on pourrait dire qu’à chaque société, son droit. Et si l’on admet l’existence de plusieurs sociétés dans le monde et même au sein d’un même pays ou d’une même communauté, il va sans dire qu’il existe une pluralité de droits correspondant à la pluralité de sociétés existantes.

Cela fait référence à la notion de pluralisme juridique, laquelle peut être abordée sous deux angles. D’une part, le pluralisme juridique peut consister en la pluralité des ordres juridiques en droit international privé. Ce droit est construit sur l’idée que, d’une part, chaque Etat a son propre système de droit privé matériel et que, d’autre part, tous les Etats sont égaux entre eux. Dans ce contexte, les lois ont un titre égal à s’appliquer.[1]

D’autre part, le pluralisme juridique s’assimile à l’existence de plusieurs systèmes juridiques pour un même Etat, qu’il soit Etat-Nation ou pas. On peut, par exemple au niveau d’un même Etat, retrouver à la fois le droit romano-civiliste et le droit coutumier. C’était le cas du Bénin il y a encore quelques décennies, avant que la Cour constitutionnelle, saisie, ne décide que le coutumier du Dahomey n’a plus force exécutoire (Décision DCC 96-0063 du 26 septembre 1996 de la Cour constitutionnelle; voir également Décision DCC 09-087 du 13 août 2009). Mais c’est encore le cas du Niger où cohabitent le droit romano-civiliste et le droit musulman : plus précisément, le droit musulman régit l’état des personnes et les conflits de terre qui ne dispose pas de titre de propriété. C’est également le cas au Canada où s’appliquent deux droits communs en matière privée : la common law et le droit civil.

Dans le contexte béninois, doit-on, pour une justice propre, encourager une relation stable entre le droit étatique et les droits autochtones ? Pour répondre à cette question, nous suggérons un développement en deux points : la justice décolonisée sous le prisme du pluralisme juridique égalitaire : une utopie justifiée et la justice décolonisée sous le prisme du pluralisme juridique égalitaire : une réalité à encourager et renforcer.

I-              Justice décolonisée sous le prisme du pluralisme juridique égalitaire : juste une utopie

Ce point de vue sera justifié à deux niveaux : sur le plan interne et sur le plan international.

A.   Sur le plan interne

Il y a d’abord le mécanisme de l’internalisation des instruments juridiques internationaux. En effet, dans plusieurs domaines, les textes de lois sont votés en réponse à des normes internationales ; par exemple, la loi béninoise n°2011-26 du 09 janvier 2012 portant prévention et répression des violences faites aux femmes a été votée en réponse notamment à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW).

Il y a ensuite la suppression du dualisme juridique dans plusieurs domaines (droit des personnes et de la famille, droit foncier, …) pour une harmonisation du droit étatique. Ainsi, comme indiqué supra, le coutumier du Dahomey, qui permettrait de régler l’état des personnes et le droit foncier au Bénin, selon les us et coutumes, a été déclaré contraire à la Constitution, donnant ainsi l’impression de renforcer la colonisation ou de ne se fier qu’aux règles coloniales reçues.

Il existe enfin le principe de la supériorité du droit international sur le droit interne, de sorte qu’en cas de conflit entre ces normes, provision est due aux dispositions extra-étatiques ; les normes régionales ou internationales adoptées et publiées au journal officiel prévalent sur les dispositions internes contraires.

En définitive, au regard de ce qui précède, la justice décolonisée parait une utopie. Il en est de même sur le plan international.

B.   Sur le plan international

Trois raisons majeures justifient la thèse selon laquelle la justice décolonisée est une utopie.

Primo, il faut reconnaître l’effet du formatage colonial et néocolonial sur la suprématie de l’Occident sur l’Afrique.

Secundo, il y a l’arrimage aux systèmes juridiques occidentaux reconnus comme seuls universels et acceptables, de sorte qu’il y a une influence permanente des réalités extérieures.

Tertio, le monde est devenu un village planétaire avec toutes ses conséquences, au-delà du formatage colonial et néocolonial. On peut prendre pour exemple les lois uniformes de l’OHADA et autres.

Mais, en vérité, la justice décolonisée est une réalité à encourager et à renforcer.

II-           Justice décolonisée sous le prisme du pluralisme juridique égalitaire : une réalité à encourager et renforcer

Ici aussi, deux grands axes de réflexion sont à considérer.

A.   Sur le plan constitutionnel

Trois éléments justifient ce point de vue.

En premier lieu, il y a l’incorporation de la Charte africaine des Droits de l’Homme et des peuples de 1981 à la constitution. Ce mécanisme permet la prise en compte des valeurs propres aux Etats africains.

En deuxième lieu, on peut relever la saisine de la Cour constitutionnelle par tout citoyen pour violation des droits fondamentaux. C’est une spécificité béninoise, preuve que les règles applicables ne sont pas toutes des copier-coller.

En troisième lieu, il faut noter la modification au Bénin de la loi fondamentale pour s’adapter davantage aux réalités internes ou propres au Bénin.

B.   Sur le plan législatif et jurisprudentiel

Deux éléments corroborent l’existence d’une justice décolonisée.

D’une part, il y a les efforts notables de prise en compte des réalités béninoises dans l’œuvre législative. C’est le cas par exemple en matière foncière.

D’autre part, l’œuvre prétorienne comble le vide juridique spécifique aux réalités béninoises. Par exemple, une femme qui a vécu maritalement avec son compagnon et a contracté le mariage traditionnel a qualité de veuve et peut donc venir à la succession de son époux défunt.

Conclusion

Un proverbe africain enseigne : « Le dialogue véritable suppose la reconnaissance de l’autre à la fois dans son identité et dans son altérité ». Certes, on ne peut effacer d’un coup de chiffon le formatage colonial et néocolonial, de même qu’on ne peut plus échapper à la mondialisation.

Mais les Etats colonisés doivent l’avoir en permanence cet enseignement du proverbe africain à l’esprit pour, chaque fois, prendre en compte leurs réalités sociales dans l’œuvre de justice-accomplie.

 

*Magistrat, Conseiller à la Cour d’Appel de Parakou (Bénin), Ancienne Présidente de l’association des Femmes Juges du Bénin (AFJB)

  1. Ralser Elise, « Pluralisme juridique et droit international privé », Revue de la Recherche Juridique, Droit prospectif, 2003, 4, pp.2547-2576.